Œuvres

Quatuors à cordes

Quatuor à Cordes n° 5 « À la Fresnaye »


Pour mezzo-soprano, contre-ténor et quatuor à cordes
Créé le 1er juin 2019 au Festival Mozart en Loire-Layon par Brenda Poupard, mezzo-soprano, Paul-Antoine Benos-Djian, contre-ténor et le Quatuor Yako (Ludovic Thilly, violon, Pierre Maestra, violon, Vincent Verhoeven, alto, Alban Lebrun, violoncelle)
Trois mouvements (18’) sur des poèmes de Daniel Brenner.

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Ce 5e quatuor avec voix est un mini opéra d’une vingtaine de minutes, une sorte de “quatuor opératique” en trois tableaux, racontant l’histoire d’un jeune couple d’amoureux qui se promène au bord de la Loire et qui découvre le château de la Fresnaye à l’époque de sa construction, c’est à dire à la fin du 16e siècle.
Je me suis transportée dans cette fin de siècle, inspirée par la musique très en vogue à cette époque, la musique française avec « ses airs de cour » où l’on chantait les tourments de l'éloignement de l’amour mais aussi ses joies avec la vision idyllique des amours de bergers et bergères.
Le 1er tableau est un chant que le jeune amoureux offre à son amie où il décrit ses états d’âme, ses émotions sous forme de pierres précieuses dans une sorte d’introspection poétique. Ses idées, ses joies mais aussi ses douleurs sont des joyaux qu’il offre à sa compagne. A cela elle répond par des vocalises pour encourager son amoureux à se raconter, à livrer son moi profond.
Le 2e tableau est un duo où les deux personnages, le garçon et la fille main dans la main, marchent au bord de la Loire admirant la beauté de ce fleuve indomptable mais aussi d’une lenteur paresseuse, témoin d’une histoire immémoriale. Au bout de leur marche ils découvrent le coeur battant le château de la Fresnaye au moment de sa construction.
Le 3e tableau est le pendant du 1er. Cette fois-ci c’est principalement la jeune fille qui chante. Ils sont arrivés à la Fresnaye et elle entraîne son amoureux à danser toutes sortes de danses de l’époque : forlane, branle, gavotte, courante… Pour terminer les chanteurs chantent ensemble "un pas à droite, un pas à gauche, faites fête à la Fresnaye”, le quatuor part dans tous les sens avec de violents glissandos et un rythme effréné. Tous fêtent la construction de ce beau château.
J’ai choisi deux voix, contre-ténor et mezzo-soprano, qui ont un large registre commun, une voix aigüe pour le garçon et un peu grave pour la fille. Cela m’intéressait, car je ne voulais pas trop de différence entre eux, le jeune garçon n’a pas encore vraiment une voix d’homme et la jeune fille est encore garçon manqué. Il y a quelque chose d’androgyne chez eux. Cela illustre aussi leur similitude puisque je vois en eux les bergers et bergères des airs de cour, cette vision idyllique de l’amour de jeunesse.
J’ai voulu que le texte soit le plus possible intelligible même s’il y a des vocalises et de la polyphonie. Je voulais que la musique écoute le texte, le serve et aussi qu’elle le figure. Cela rappelle le style "représentatif" de l'Italie du début du 17e siècle, comme par exemple dans Le Combat de Tancrède et Clorinde de Monteverdi quand la musique galope à la manière de chevaux ou ferraille comme des épées qui s’entrechoquent. Ici, dans le 2e tableau quand le jeune couple avance main dans la main, le quatuor les précède par une sorte de marche cahin-caha. Quand il s’agit d’admirer la Loire, la musique devient fluide et s’allonge. La Loire paresseuse est figurée par des glissandos aux cordes. Quand les deux amoureux passent un pont la musique les précède en déployant un geste en arche qui monte et descend. Ce n’est pas de l’imitation, c’est de la figuration qui signifie que le quatuor a aussi son « mot » à dire dans cette histoire, cela peut aussi rappeler les leitmotivs de Wagner.
Mon écriture musicale pour cette pièce est le mélange de mon langage contemporain avec le langage de l’époque du poème, mais aussi avec celui d’autres moments musicaux de l’histoire de la musique. Pour moi la musique est comme un livre ouvert où je peux puiser ce que je veux sans souci temporel. Il y a des mots du texte qui me rappellent certaines musiques : par exemple pour la joie j’ai mis quelques notes de l’Hymne à la Joie. J’ai souligné le mot douleur par une allusion à la Cavatine du 13e quatuor de Beethoven où réellement la musique souffre. Pour les danses il y a la forlane de Ravel du Tombeau de Couperin etc… Ces citations nourrissent mon imaginaire mais elles ne sont pas faites pour être forcément reconnues par l’auditeur.

  


Poèmes
1 -
Je sacrifie tout pour ça :
pour des mots, trois mots sans importance,
pour un chant, une mélodie infinie.

Je les veux beaux, vrais, très parfaits.
Je m’en ferai des parures de lys et d’orchidées.

Je veux des diamants pour mes idées,
des émeraudes pour l’espoir.

Je veux des turquoises pour la joie,
des tourmalines pour la tendresse.

J’aurai des topazes pour l’angoisse,
des améthystes pour la peine.
J’aurai des rubis pour mes douleurs
et des perles pour mes larmes.

J’aurai eu des mots,
des mots précieux.

J’aurai eu un chant,
un chant mélodieux,
de moi vers toi.
(Elle)
De toi vers moi.

2 -
Main dans la main, ils longeaient le long ruban bleu traçant son lit royal entre les roches, les levées érigées.

Fascinée, elle ne quittait pas du regard, saphir le fil de cette Loire sauvage ou paresseuse, toujours insaisissable, indomptable.

Il admirait, respectueux, le labeur de toutes ces générations tirant sur les rives des cordeaux de vignobles, roides et dignes, rendant leur hommage de grains d’or.

Au premier pont, enjambant frêlement le flot, ils firent route vers le sud comme orphelins, fendant le coteau émeraude.

- Où me mènes-tu en ces terres fertiles ?

- Je te montre le chemin renaissant d’une histoire immémoriale, celle des paysans et des seigneurs, inscrivant leurs pas dans le sillon du temps.

Main dans la main ils allaient, le coeur battant, vers La Fresnaye.

3 -
A la Fresnaye, sous les lambris,
danse, danse, danse, gai Damoiseau,
danse, danse, danse, tourne, tourne,
sous les plafonds à caissons,
or, bleu, rouge, couleurs d’Anjou.

Danse, danse, une forlane à deux temps,
un pas à droite, un pas à gauche,
danse un branle, un pied puis l’autre,
danse à droite, danse à gauche.

Regarde-moi beau Damoiseau,
danse dans mes yeux amoureux.

Danse, danse, danse,
gavotte vive et tendre,
une courante grave et lente,
tourne, tourne, doux Damoiseau,
une ronde tous ensemble.

Flûtes et cornets soufflant la joie,
violes et luths marquant le pas,
faites fêtes à la Fresnaye,
un pas à droite, un pas à gauche,
faites fête à la Fresnaye.

Quatuor à Cordes n° 4 « An das Streichquartett »


Commande de Bernard Fournier pour la publication de son livre Histoire du quatuor à cordes tome III
Créé par le Quatuor Ysaÿe : Guillaume Sutre, violon, Luc-Marie Aguera, violon, Miguel da Silva, alto, Yovan Markovitch, violoncelle
le 14 mars 2010 Salle Cortot à Paris
7 mouvements enchaînés, 16'40

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Cette œuvre résulte d’une commande pleinement circonstantielle : j’ai demandé à la compositrice d’écrire un quatuor qui non seulement soit associé à la publication du 3e volume de l’Histoire du quatuor à cordes, mais  rende compte des grands moments de cette histoire depuis ses origines. Lourde contrainte et imposant défi qu’Isabelle Fraisse a choisi de relever en prenant comme référence d’architecture les sept mouvements enchaînés et aux durées inégales de l’Opus 131 de Beethoven auxquels elle applique un coefficient d’homothétie. Chacun de ces mouvements consiste en une méditation musicale sur un grand quatuor de la tradition en dialogue avec le mouvement homologue de Beethoven. 

Le premier mouvement se réfère à l’esprit de la fugue qui ouvre l’Opus 131, le deuxième interroge le Quatuor opus 3 d’Alban Berg dans un cadre proche de celui de l’intermezzo qu’est l’Allegro molto vivace (n° 2) de l’Opus 131. Le troisième fait écho aux silences résonnants du quatuor de Luigi Nono, le quatrième réinterprète les variations de l’Andante beethovénien à l’aune du matériau du 15e Quatuor de Schubert. Le cinquième mouvement glose sur le finale de l’Opus 76 n° 5 de Haydn qui commence comme s’il finissait. Le sixième s’intéresse à la pulsation anxieuse qui ouvre le Quatuor « les Dissonances » de Mozart. Pour finir, le septième cumule l’énergie du finale du 5e Quatuor de Bartók et celle de l’Allegro conclusif de l’Opus 131 qu’Isabelle Fraisse cite, à la manière dont Bartok introduit et détraque une petite mélodie schubertienne. 

L’œuvre a été pensée comme un dialogue entre le langage personnel de la compositrice et un matériau ancien sans qu’il soit question de métissage ou de mélange des styles. L’écho des œuvres du passé se répercute et se propage dans une texture et une harmonie qui sont celles d’aujourd’hui, ces sonorités faisant se déployer autrement que dans leur milieu d’origine certaines fulgurances d’inspiration des grands génies du passé.  

Bernard Fournier
Auteur de l’Esthétique du quatuor et de L’Histoire du quatuor (Fayard, 3e vol.).

Quatuor à Cordes n° 3 « Da dämmert eine stille Freude mir »


Commande du 20e Festival de Quatuors à cordes en Pays de Fayence
Créé par le Quatuor Ysaÿe : Guillaume Sutre, violon, Luc-Marie Aguera, violon, Miguel da Silva, alto, Yovan Markovitch, violoncelle
le 26 octobre 2008 en l'Eglise des Tourettes
3 mouvements enchaînés avec introduction et coda , 20'53

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Quatuor n°  3 « Da dämmert eine stille Freude mir » (2008) 
Un mouvement unique tripartite. I – Introduction (mes. 1-39 [2’27]. II – Partie A  (mes. 40-141 [9’18]). III – Partie B (mes. 142-231 [14’15] IV – Partie C (mes. 232-315 [18’58]). V – Coda (mes. 316-359 [20’53]).

Après avoir traité de manière originale et convaincante, dans son 2e Quatuor, du rapport entre musique et texte latent – sans intervention vocale –, Isabelle Fraisse s’attaque dans le 3e à un autre problème d’intertextualité, celui de la référence musicale, dont la citation est l’avatar le plus fréquemment utilisé par les compositeurs. Cette question avait certes déjà été abordée par la compositrice dans ses deux premiers quatuors, mais ici, elle la prend à bras le corps en élaborant entièrement son œuvre dans la pensée de l’Opus 132 de Beethoven, quatuor où des générations de compositeurs (Mendelssohn, Sibelius, Bartók, Nono, Boucourechliev, Donatoni, etc.) ont cherché une source d’inspiration. 

Plutôt que de s’appuyer sur les multiples innovations formelles de l’œuvre de Beethoven ou de se référer au thème fameux du Dankgesang, Isabelle Fraisse a focalisé son attention sur ce 3e mouvement dont l’esprit plus encore que les dispositions remarquables ont nourri sa pensée compositionnelle. Aussi la compositrice ne se livre ni à l’imitation ni même à une quelconque stylisation et si, comme dans son 1er Quatuor, elle prend pour référence un chef d’œuvre du passé, c’est essentiellement comme objet de stimulation sans reproduire les schémas formels qui ont retenu son attention. Du Dankgesang, elle retient le principe d’une confrontation entre deux univers musicaux antinomiques – l’un grave, recueilli, intériorisé à la manière d’une prière, l’autre léger, émancipé, extraverti, comme le mouvement ou l’action –, mais chacun de ces univers se démarque nettement de son équivalent beethovénien et les relations qu’ils entretiennent entre eux sont d’un tout autre ordre que dans l’Opus 132.  

Le quatuor est certes formé de cinq parties comme le Dankgesang mais son organisation est très différente : trois parties principales entourées par une introduction et une coda. Au lieu de confronter, comme Beethoven, de grands blocs bien délimités et univoques sémantiquement (action de grâce /forces nouvelles) qui évoluent sous l’influence l’un de l’autre mais sans jamais interférer directement, la compositrice joue sur les empiétements progressifs d’une structure sur l’autre, sur leur mutuelle absorption. Cette osmose entre deux univers musicaux a priori irréconciliables, en engendre un troisième d’où sourd la joie (d’où le titre de l’œuvre qui cite un vers de Hölderlin relevé aussi par Luigi Nono dans son quatuor que l’on peut traduire par : « Alors sourd en moi une joie silencieuse »). Quant au matériau auquel recourt Isabelle Fraisse, loin de s’inspirer de celui de l’Opus 132, il est même d’une tout autre nature : le motif de l’« action » met en jeu des textures contemporaines de type vibratile et des rythmes de danse, le motif « recueilli », de type beethovénien pour sa part, se rattachant au paradigme thématique du Sanctus de la Missa Solemnis

Ombreuse, semblant sortie d’un songe, l’introduction commence par un énoncé gauchi et impalpable du motif du Sanctus présenté en imitation. À deux reprises (mes. 12 [44’’], 25 [1’32]), ce motif se trouve confronté à un bloc d’accords flautando construits selon la logique de la Scala enigmatica telle que l’a utilisée Nono dans son Quatuor. La partie A met en rapport différentes incarnations du thème du Sanctus, avec plusieurs sortes d’éléments de texture tous de caractère léger, fugitif, frémissant. Apparaissant d’abord (mes. 53 [3’28]) sous forme de trémolos linéaires et ne se déployant alors qu’à une seule voix, ils se superposent de toutes sortes de manières au thème. Puis au moment où il commencent à se multiplier (mes. 79 [5’24], ils s’opposent à lui bloc à bloc. Après un retour à l’hétérogénéité qui donne lieu à un bel élan choral du thème (mes. 99 [6’46]), la texture s’empare de tout l’espace qu’elle anime d’une force vibratoire (dissémination d’une figure de trille, mes. 112 [7’44]), jusqu’à une sorte de cadence où tout s’apaise (mes. 134 [8’46]. La deuxième partie (mes. 142 [9’18]) réinterprète le thème du Sanctus en harmoniques et le confronte selon des modalités analogues à celles de la partie A à deux textures de danse. La première (mes. 168  [11’15]) est introduite par le violoncelle puis reprise par tous les instruments entrant successivement selon un principe de modulation métrique (cf. Carter), la deuxième (mes. 201 [12’54]) par l’alto et le violoncelle, l’une et l’autre étant interpolés par le thème du Sanctus (ex., mes 186 [12’20]) ou traversées par lui. Commençant par une image du thème du Sanctus, joué à deux voix (alto, v1), la partie C (mes. 232 [14’15]) oppose à la musique « recueillie » deux vagues, l’une montante (mes. 245 [15’20] sqq.), l’autre montante et descendante (mes. 276 [17’08]). Insérée entre elles comme dans un écrin, voici le joyau de l’œuvre, une réinterprétation du thème du Sanctus (mes. 260 [16’10]) – à partir de la forme sous laquelle Beethoven l’a lui-même réenvisagé dans le Praeludium qui précède le Benedictus – joué dans le suraigu de l’alto et du violoncelle tandis que les deux violons évoquent le rythme de la 1ère danse. C’est la dernière occurrence de la musique recueillie. En effet, la coda (mes. 316  [18’58]), qui suit immédiatement la 2e danse, en introduit une 3e, sorte de valse improbable d’où vont émerger (mes. 339 [19’58] sqq.) des allusions discrètes à l’Hymne à la joie.  

Bernard Fournier
Auteur de l’Esthétique du quatuor et de L’Histoire du quatuor (Fayard, 3e vol.).

Quatuor à Cordes n° 2 « Dans le silence ému de mon âme… »


Hommage à l’Ode maritime de Fernando Pessoa
Commande du Quatuor Ysaÿe : Guillaume Sutre, violon, Luc-Marie Aguera, violon, Miguel da Silva, alto, Yovan Markovitch, violoncelle
Créé le 7 novembre 2006 à l'Université de Rouen
Un mouvement unique, 20'40

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Quatuor n°  2  « Dans le silence ému de mon âme » (2006)
Dédié au Quatuor Ysaÿe. Un mouvement unique en forme d’arche. Durée : 20’40. Version de référence Quatuor Ysaÿe, enregistrement de concert non commercialisé. 

Aucune autre partition de la compositrice ne montre aussi bien que son 2e Quatuor combien la poésie peut jouer pour elle un rôle de stimulateur d’idées sonores. En effet cette œuvre est non seulement inspirée mais portée par l’Ode maritime de Fernando Pessoa (1888-1935), vaste poème onirique dans lequel le poète portugais libère son imagination fantasmatique à partir du spectacle d’un paquebot contemplé « depuis le quai désert d’un port ». En concentrant son attention sur l’infiniment petit – le bateau « au loin » –, Pessoa favorise l’éveil des sensations poétiques ; infimes au départ, elles vont s’amplifier et se démultiplier sous l’effet d’associations d’idées qui mettent en jeu les catégories du temps et de l’espace, si bien que l’émotion ne cesse de s’intensifier jusqu’à une situation paroxystique qui confine au délire ; puis après cette phase d’intensification, métaphorisée par le mouvement d’un volant que le poète sent tourner en lui de plus en plus rapidement, vient un phase d’apaisement où les fantasmes sont apprivoisés tandis que le volant ralentit puis s’arrête. Hormis ses qualités poétiques qu’elle admire, l’œuvre a retenu l’attention de la compositrice par l’art avec lequel le poète transpose sur le plan intellectuel les émotions les plus diverses et les plus intenses, en particulier « la montée en puissance et la retombée de l’état paroxystique ». Fascinée par la méthode de Pessoa, elle en a transposé musicalement le principe, stimulée aussi par le défi de traduire la force des passions, la diversité des couleurs et la complexité de l’univers poétique de l’Ode maritime avec l’économie des moyens du quatuor.   

Parallèlement à sa source d’influence poétique, la compositrice s’est inspirée de diverses œuvres musicales ; soit elle en extrait des citations qu’elle réélabore, soit elle en tire des arguments pour la structuration de son matériau de base, soit enfin elle y puise un contenu symbolique. C’est le cas du Quatuor de Nono qui s’inspire de certains poèmes écrits par Hölderlin pour son égérie Diotima, où le compositeur invente une façon très particulière de créer, de soutenir et d’aiguiser une tension entre le poème et la  musique. Dans cette perspective, Isabelle Fraisse s’est employée à établir un lien singulier entre son quatuor et l’Ode maritime ; ne visant ni à mettre en musique le poème de Pessoa de manière opératique, ni à le transposer musicalement, elle a élaboré à partir de lui et autour de lui une sorte de « songe animé » si bien que qu’il s’est révélé pour elle un agent de stimulation tant dans le domaine de l’émotion que de la sensation. 

Si le Quatuor de Nono s’est révélé fécond dans le processus de composition en conduisant Isabelle Fraisse à rechercher un nouveau rapport entre texte et musique, il a fourni également une source d’inspiration plus directement musicale. Le matériau harmonique de base de Dans le silence ému de mon âme découle en effet de cinq accords de An Diotima en relation avec des fragments poétiques qui évoquent des sentiments de doute ou désabusement tout en exaltant l’espoir et la douceur, affects également sollicités dans poème de Pessoa. Outre leur rôle générateur, ces accords apparaissent comme des sortes de citations ou de notations réflexives en différents points du quatuor, se concentrant exclusivement dans les parties extrêmes à l’exclusion de la partie centrale consacrée à la conduite du crescendo vers l’état paroxystique.
Umsonst (en vain) mes. 18 [1’32], 60 [5’16], 75 [6’39]
die Seele (l’âme) mes. 38 [3’19], 57 [4’59], 319 [19’]
Verschwende  (disparais) mes. 62 [5’30], 65 [5’44], 72 [6’23], 288 [16’10], 304 [17’26]
Wie gern würd ich (comme volontiers je serais...) mes. 87 [7’36], 107 [8’48]
Leiser (plus doux) mes. 83 [6’24], 85 [7’31]

Afin de guider les musiciens dans leur interprétation et peut-être aussi le public dans son écoute, la compositrice jalonne sa partition de citations du texte de Pessoa dont les énoncés – une trentaine d’occurrences – renvoient à certains thèmes et événements du poème qui la touchent particulièrement. Ainsi, loin d’être un décalque musical du poème, le quatuor en réorganise le déploiement dans le temps qui est traité avec une grande élasticité : une grande importance est ainsi accordée à la violence fantasmée telle que la portent les pirates imaginés auxquels le poète s’identifie. Pour traduire tout ce que le poème comporte de violence sauvage – violence de la mer, violence des hommes – et qu’elle concentre dans la partie centrale de son œuvre, Isabelle Fraisse utilise des thèmes d’inspiration populaire. D’une part, des chants de marin, notamment Nous irons à Valparaiso introduit de manière imperceptible dès le début de l’œuvre, puis laissant apparaître plus nettement son rythme à l’alto (mes. 48 [4’14]) et repris six fois encore dans différents contextes, notamment dans la phase culminative (mes. 224 [13’43] sqq.). D’autre part un chant guerrier d’origine irlandaise arrangé par Beethoven The Soldier WoO 167 n° 2 (mes. [168 [11’03]). 

  Cependant, si elle se montre sensible au corps agressant et souffrant, Isabelle Fraisse adopte une attitude de distanciation aussi bien par l’aspiration à un « ailleurs » que la prise de distance avec l’immédiateté et elle finit comme Pessoa par prendre en compte le trouble de l’âme dont elle confie l’ultime message à l’alto qui conclut seul le quatuor « dans le silence ému de [son] âme ». 

Le tableau ci-après donne les extraits du poème de Pessoa qui jalonne la partition avec les minutages correspondant. 

1 - Tout seul sur un quai désert…
Je regarde vers l’indéfini…
[0’00]
2 - Voici que partout s’éveille la vie maritime...
mes. 7 [34’’]
3 - Mais mon âme est avec ce que je vois le moins...
mes. 22 [1’55]
4 - Ô fugues continuelles, départ, ivresse de l’Ailleurs...
mes. 42 [3’43]
5 - Âme éternelle des navigateurs et des navigations...
mes. 60 [5’16]
6 - Et en moi, un volant se met à tourner lentement...
mes. 68 [6’02]
7 - De plus en plus s’accélère le volant...
mes. 81 [7’15]
8 - Tout navire lointain vu à présent est un navire dans le passé vu de tout près...
mes. 87 [7’36]
9 - L’extase en moi se lève, avance, croît...
mes. 115 [9’14]
10 - Tout mon sang rageusement aspire à des ailes ! ...
mes. 132 [10’05]
11 - Débouche en moi, sifflant, ululant, vertigineux... Le rut sombre et sadique de la stridente vie maritime...
mes. 149 [10’26]
12 - Homme de la mer  actuelle, homme de la mer passée ! ...
mes. 161 [10’43]
13 - Je veux m’en aller avec vous... Je veux affronter vos périls face à face...
mes. 168 [11’03]
14 - Vous tous en un seul, vous tous en vous tous comme un seul...  
mes. 172 [11’18]
15 - Feu, feu, feu au dedans de moi...
Sang ! Sang ! Sang !...    
mes. 185 [11’55]
16 - Quilles brisées, bateaux coulés, sang sur les mers ! ...
mes. 187 [12’02]
17 - Ah, pirates, pirates !... à vous mélangez-moi pirates !...
mes. 195 [12’20]
18 - Il y a une symphonie de sensations incompatibles et analogues... Et dans mon sang une orchestration de crimes pêle-mêle...
mes. 196 [12’24]
19 - Tout crie ! Tout de crier ! Vents, vagues, navires... Mers, mouettes, pirates, mon âme, le sang, et l’air, et l’air !...
mes. 209 [13’07]
20 - Et me faisant voir et rêver tout cela avec la peau et les veines !...
mes. 238 [14’05]
21 - Quelque chose en moi se défait. Le rouge s’est assombri...
mes. 259 [14’52]
22 - À la surface, comme les algues, flottent mes songes démembrés...
mes. 266 [15’07]
23 - Mon âme s’est épuisée, il n’est au-dedans de moi qu’un écho...
mes. 280 [15’34]
24 - Sensiblement décroît la vitesse du volant...
mes. 292 [16’26]
25 - Que je suis loin de ce que je fus il n’y a qu’un instant !...
mes. 299 [16’59]
26 - Il me souvient et les larmes tombent sur mon coeur
mes. 308 [17’46]
27 - Le volant au dedans de moi s’arrête....
mes. 312 [18’24]
28 - Rien ensuite sinon moi et ma tristesse,... Et la course lente de la grue, qui, telle un compas qui tourne trace le demi-cercle de je ne sais quelle émotion...  Dans le silence ému de mon âme.
mes. 324 [19’25]
Bernard Fournier 
Auteur de l’Esthétique du quatuor et de L’Histoire du quatuor (Fayard, 3vol.).

Quatuor à Cordes n° 1 « Ici jaillit le creux du ciel » 


Commande de Radio-France (2002) pour Alla breve 
Créé par le Quatuor Ysaÿe : Guillaume Sutre, violon, Luc-Marie Aguera, violon, Miguel da Silva, alto, François Salque, violoncelle
5 mouvements,  [1’58]. [2’30] [2’13] [2’40] [2’44]

Écouter mouvement I


Écouter mouvement II


Écouter mouvement III


Écouter mouvement IV


Écouter mouvement V


Quatuor n°  1 « Ici  jaillit le creux du ciel »
Cinq mouvements. I – [1’58]. II – [2’30]. III – [2’13]. IV –[2’40]. V – [2’44]. Version de référence Quatuor Ysaÿe.

Hasard ou nécessité, la compositrice a eu la sagesse d’aborder le genre avec une œuvre brève faite de courts mouvements, ce qui lui permet de se concentrer pleinement sur l’écriture pour les cordes – elle l’avait déjà explorée, il est vrai, notamment dans des œuvres pour violon ou violoncelle –, et la conduite des parties sans avoir à se soucier du problème de la grande forme qui en a fait trébucher plus d’un et non des moindres. Chaque mouvement structuré de manière ternaire (ABA’) prend en compte un problème d’écriture – parfois radicalisé dans la partie centrale – qui se matérialise par un geste privilégié, lui-même en relation symbolique avec le titre baudelairien du quatuor, double oxymore aux multiples résonances.

Résonance, c’est d’ailleurs un mot-concept qui structure l’ensemble de la partition, la compositrice ayant requis une scordatura des quatre instruments, non pas par simple fantaisie pour suivre une certaine mode, mais parce cette disposition lui permet en l’occurrence de disposer de 10 cordes à vide différentes (au lieu de cinq dans l’accord normal) ce qui accroît considérablement les possibilités naturelles de résonance des instruments grâce soit aux cordes à vide, soit aux harmoniques simples (non doigtées). 

Le 1er mouvement s’intéresse au phénomène en soi du jaillissement avec ses trois phases : préparation (accumulation d’énergie), libération (choc, jet), dispersion (éparpillement). Le processus est envisagé sous toutes sortes d’aspects sonores en mettant en scène notamment le rapport entre des valeurs longues (harmoniques cristallines) souvent sous-tendus par un crescendo accumulatif et des percussions qui, selon leur type d’incarnation, peuvent représenter le choc de la décharge ou les éclats se dispersant. La partie centrale (mes. 13 [43’’]) concentre l’attention sur l’éparpillement percussif. Se référant au motif générateur du finale de l’Opus 131 de Beethoven, le 2e mouvement qui se focalise davantage sur le phénomène de résonance, prend comme argument sa forme en ogive et en réinterprète le geste puissant accompli ici par les cordes à vide des quatre instruments. Dans la partie A, la résonance est étudiée dans son affaiblissement progressif (comme une balle qui rebondit en perdant peu à peu son énergie), le phénomène atteignant son paroxysme (mes. 15 [57’’]) au moment où il semble qu’il était à bout de souffle. La partie B (mes. 16 [1’06]) semble chercher à restaurer l’énergie qui se perd par des processus vibratoires (trille, battement large, trémolo) tandis que la dernière A’ (mes. 23 [1’34]) amplifie le geste de balayage de l’ogive en le déployant à plusieurs reprises et selon diverses modalités dans tout l’espace. Sorte de mouvement lent et cœur secret de l’œuvre, le 3e mouvement commence et se termine (partie A’ mes. 25 [1’54]) sur un dialogue entre le geste du rebond qui s’éteint et un motif mystérieux inspiré par le début de l’Allegretto de l’Opus 95 de Beethoven. Au centre (mes. 9 [37’’]), stimulée par ce jeu énigmatique, la musique « creuse le ciel » : le quatuor, réduit au duo des basses, monte par le truchement du violoncelle dans les aigus extrêmes. Voici donc illustré jusque dans l’instrumentation l’oxymore du titre, le creux du ciel – la voûte céleste – résonne du jaillissement dans l’aigu du violoncelle tout empreint de ferveur lyrique. Notons que la brève partie A’ se trouve survolée par les derniers échos de cette phrase qui se perd dans l’éther avant que le rebond ne s’évanouisse à son tour. Sorte de Scherzo, le 4e mouvement est une page ludique qui joue avec différents éléments apparus au début de l’œuvre en y ajoutant dans la partie A’ (mes. 114 [2’] un nouveau type de coup d’archet percussif avec un balayage de l’archet entre la touche et le chevalet. Le trio contraste d’abord avec cette esthétique en évoquant un motif  du Trio estatico de la Suite lyrique de Berg énoncé par le violon 1 et l’alto sur un ostinato formé par un trille du violon 2 et une batterie du violoncelle, mais succombe vite à la tentation du jeu en introduisant de petits frappements sur la caisse des instruments (mes. 68 [1’10]) qui s’ajoutent à une palette déjà riche en percussions légères. Le Finale se structure autour de l’idée de dispersion, 3e phase du jaillissement. Commençant par une réinterprétation du geste complet – sous une forme qui rappelle involontairement sans doute le motif percussif obsessionnel qui parcourt les quatuors de Chostakovitch –, le mouvement est émaillé dans sa partie A de textures mouvantes (trémolos, trilles) sur lesquelles se déploient de rapides fusées, de petites percussions mais également des mélodies flautando, cueillies au creux du ciel. Dans la partie centrale (mes. 21 [1’02]), la veine mélodique s’épanouit, tandis qu’à l’inverse, la partie A’ (mes. 37 [1’45]) donne à nouveau la préférence aux percussions légères incisives qui, d’abord concrètes, se dématérisalisent peu à peu (harmoniques à partir de la mes. 47 [2’19]), puis s’évanouissent (pppp) tandis que le tempo ralentit. Au terme de l’œuvre, le jaillissement de la musique engendre peu à peu le silence et l’immobilité. 

Bernard Fournier 
Auteur de l’Esthétique du quatuor et de L’Histoire du quatuor (Fayard, 3vol.).

Piano

« Trois Moqueries sur une valse de Diabelli »

Création par Yumeto Suenaga au Festival Les Nuits Oxygène à Paris le 3 avril 2016 en l’Église allemande à Paris.
On pourra entendre ces pièces ainsi que la pièce 111 sous les doigts de Yumeto Suenaga dans un double CD consacré en majeure partie à Beethoven (sortie prévue en 2018 sous le label Artalinna, lire l’article)

Il y a presque deux siècles un projet en forme de jeu avait poussé le compositeur et éditeur Diabelli a proposé sa valse/thème à cinquante compositeurs pour que chacun compose une variation. Ce thème très quelconque serait perdu si Beethoven n’avait composé ses 33 variations et que cet opus devienne une des plus grandes œuvres pour piano.

Quand le pianiste Yumeto Suenaga, pour lequel j’avais écrit ma pièce « 111 » inspirée par l’opus 111 de Beethoven, m’a lancé un défi pour écrire 3 variations sur les pas des 33 Variations sur une valse de Diabelli du même Beethoven, j’ai pensé qu’il était présomptueux de ma part d’appeler « Variations » ce que j’allais composer. Cependant j’ai voulu rendre un hommage au grand compositeur en m’inspirant de la disposition d’esprit qu’il affiche dans sa 22e variation. Ainsi j’ai pris son humour comme modèle quand il fait entendre à partir de deux notes de la valse de Diabelli l’air de Leporello « Notte e giorno faticar » (nuit et jour je trime) du Don Juan de Mozart, laissant entendre par cette moquerie qu’il en avait assez de travailler sur ce thème un peu simplet. J’ai cherché de mon côté ce que je pouvais extraire de la Valse de Diabelli pour m’en moquer à ma manière et c’est la raison pour laquelle j’ai intitulé ces trois pièces Trois Moqueries sur la valse de Diabelli.

Au cours de ces trois déclinaisons contemporaines, pour la première j’ai joué d’une manière impertinente sur la levée du thème de Diabelli, dans la seconde j’ai lancé un clin d’œil vers l’enfance en reprenant le thème de « Frère Jacques » de la 1re symphonie de Mahler et pour la troisième j’ai extrait du thème le mood des jazzmen d’aujourd’hui.




« Trois dialogues avec l’œuvre de Beethoven »

« 111 », « 17/07 » et « 101 » sont les trois volets d'un triptyque pour piano écrit en jeu de miroir avec trois sonates de Beethoven, les opus 111, 7 et 101. Cette référence à Beethoven, qui est un hommage à mon compositeur de prédilection, je l’ai utilisée comme impulsion de départ pour composer : je me suis imprégnée de sa force expressive, avec le ton grave mais aussi joyeux qu’il pratique souvent, sans oublier son impétuosité. Je lui ai également emprunté quelques bribes de motifs ou de phrases ainsi que des idées de structure et tout cela je l’ai incorporé à ma propre musique.
Ce triptyque est dédié à ma petite fille Ava.
Isabelle Fraisse

« 111 », un dialogue avec l'opus 111 de Beethoven


Commande du festival Promenades musicales du Pays d'Auge 2014
Créé par le pianiste Yumeto Suenaga, le 6 août 2014 en l'église de Villers sur mer
Un mouvement, 10'55

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Avec l’Opus 111 j’étais en face d’un monument de l’histoire de la musique, un des plus hauts chefs-d’œuvre de Beethoven. Plutôt que de donner à entendre quelques citations, j’ai préféré des allusions sous-jacentes. Pour rendre hommage à cette sonate d’une manière non explicite, j’ai joué sur ce que m’évoquait le numéro de l’Opus 111. «111» est donc devenu pour moi non seulement le titre de ma pièce mais aussi en tant que triple réitération du chiffre 1, une référence pour établir diverses répétitions d’éléments tout au long de la composition. Pour donner un exemple : dès l’introduction, on entend 3 sombres sonneries, sorte de glas repris de manière variée dans chacune des 3 parties qui structurent la pièce en forme de variations le plus souvent constituées par des mesures à 3 temps. Cependant bien que j’aie voulu garder quelque distance avec ma référence, l’esprit de la 32e Sonate de Beethoven n’a cessé de souffler à mon oreille. Je me suis imprégnée de ses oppositions radicales, de ses gestes puissants, de cette étonnante cohabitation d’un lyrisme serein avec des flux torrentiels. J’ai fait comme Beethoven grand usage de notes répétées, comme lui j’ai écartelé l’espace avec des échappées vers l’extrême aigu ou l’extrême grave. J’ai également développé la figure du trille pour faire entendre ma seule véritable citation, celle du triple trille de l’Arietta, cette citation finissant à la mesure 111 de ma partition. Par ailleurs j’ai exploité le célèbre intervalle de septième diminuée (mib-fa#) qui ouvre l’Opus 111 et j’ai étendu le caractère de cet intervalle à toute l’harmonie de ma pièce qui repose essentiellement sur l’accord de septième diminuée dans ces trois états. Puis pour finir, comme dernières notes de ma partition, j’ai cité l’intervalle emblématique de l’œuvre de Beethoven dans une nuance triple piano mais en lui ajoutant une résonance issue d’un si grave qui lui donne une surprenante coloration d’accord majeur.  

Isabelle Fraisse


« 17/07 », un dialogue avec l'opus 7 de Beethoven


Commande du festival Promenades musicales du Pays d'Auge 2014
Créé par la pianiste Paloma Kouider, le 6 août 2014 en l'église de Villers sur mer
Un mouvement, 9'10

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Avec «17/07» mon intention de départ était de saluer la naissance de ma petite fille Ava. Cette venue au monde pouvait donc s’exprimer avec joie et légèreté mais aussi avec gravité, celle de l’existence, comme chez Beethoven. J’ai donné comme titre à ma pièce la date de naissance d’Ava, le 17 juillet (17/07). Et comme je me référai à la Sonate opus 7 je me suis aperçue, comme avec l’opus 111, que la figure du « chiffre » pouvait constituer un élément directeur pour ma pièce, d’autant que le chiffre 7 joue un rôle important en musique. On pense avant tout à la gamme formée de 7 notes, qui peut en outre évoquer un certain esprit enfantin qui préside aux débuts de la pratique musicale. Cette gamme qui structure l’Opus 7 en tant que Mi bémol majeur, je l’ai transformée à ma manière et répétée d'une façon véritablement obstinée. Cette répétition entrecoupée de petits motifs beethovéniens évoque l’esprit  impertinent des enfants quand ils veulent tester certaine limite. Par ailleurs la pièce commence par un rythme à 7 temps un peu « jazzique » qui se développe dans un cadre de 7 mesures. Des accords s’épaississent peu à peu et deviennent lourds jusqu’à comporter 7 notes différentes. Enfin la pièce se structure en 7 mouvements, 4 mouvements rapides entrecoupés de 3 mouvements lents de même nature où s’égrainent des gammes jouées très lentement. 

Isabelle Fraisse


« 101 », un dialogue avec l'opus 101 de Beethoven


Commande de l'Association Beethoven de France pour sa 9e Beethovéniade
Créé par la pianiste Amélie Pône le 23 mars 2013 à Saint-Sauveur en Puisaye - Yonne
Un mouvement, 8'52

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Pour composer «101» j’ai choisi deux lignes de forces. D’une part, j’ai travaillé à partir d’éléments motiviques empruntés aux 1er et le 4e mouvement de la Sonate opus 101, d’autre part, j’ai remarqué que le chiffre 101 pouvait être considéré comme un palindrome, de meme que le prénom de la dédicataire, ma petite fille Ava. Je me suis donc donné pour structurer mon discours la contrainte de le concevoir comme une série de palindromes musicaux, en utilisant à l’envi les procédés de rétrogradation et de renversement qui sont souvent à l’œuvre dans l’écriture fuguée. La forme elle-même de la pièce (ABA) repose sur ce principe. Le choix du matériau beethovénien, la cantilène méditative du premier mouvement pour les parties A, l’accroche iambique (brève-longue) et percussive du thème principal du finale pour la partie B induisent les oppositions de caractère entre les deux types de sections. Plus lyriques, les parties extrêmes donnent lieu à des recherches de couleur, plus rythmique la partie centrale m’a permis de déployer une énergie qui prend aussi ses racines dans l’œuvre de Beethoven.

Isabelle Fraisse


« Un voyage de Paulhan », 12 pièces pour piano avec récitant


Commande du festival Promenades musicales du Pays d'Auge 2012
Créé le 22 juillet 2012 à La Cour Vesque de La Roque-Baignard, par le pianiste Pascal Gallet avec François Hudry, récitant
Textes extraits du Guide d’un petit voyage en Suisse de Jean Paulhan
Durée totale : 33'08


Il s’agit de douze pièces indépendantes, brèves et caractérisées chacune par des gestes pianistiques. Chaque pièce porte un titre évocateur inspiré par un livre de Jean Paulhan : Guide d’un petit voyage en Suisse. Ce livre est parsemé de petits événements inattendus et souvent plein d’humour. Ce ne sont pas de grandes révélations touristiques mais des signes singuliers dont le plus important est un nuage blanc formé par une cendre de cigarette qui tombe dans une goutte de café ! Il ne s’agissait pas pour moi de transcrire en musique ces événements vécus par Jean Paulhan, mais plutôt de m’imprégner d’un climat qui pouvait déclencher chez moi des idées sonores.

Isabelle Fraisse

1 - L'invité scrupuleux

L’idée de cette pièce était de jouer sur l’absence de régularité de rythme et de mouvement dans l’alternance des mains du pianiste, à l’image d’une démarche de quelqu’un qui hésite, manque d’assurance, chancelle parfois même, puis se ressaisit, etc…

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2 – Paysages vus du chemin de fer

Deux mouvements d’allure différente cohabitent, l’un assez lent progressant cahin-caha, l’autre plus rapide d’une allure fuyante.

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3 - Vanité

Cette pièce est construite sur un seul accord, dense de dix notes différentes, annoncé ou prolongé par sa propre résonance. Dans un premier temps, l’accord se déplace sur les douze sons de la gamme chromatique, puis se déploie en se décomposant dans une sorte de marche. Pour finir, l'accord s’allége et grimpe la gamme de do, sur le chemin du dépouillement.

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4 - Un change très favorable

Un grand geste envahit tout le clavier, du registre le plus aigu au plus grave, en mêlant deux couches sonores, l’une très fluide et l’autre avec des notes d’appui rythmées comme des points d’impact. La remontée vers l'aigu se fait par une dissociation progressive des deux couches mais à la fin de la pièce, elles se fondent l’une dans l’autre dans un ostinato suraigu.

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5 – La petite fille insensible

Un martèlement de petits motifs variés de notes répétées, toujours les mêmes (si-do) se déploie sur des clusters muets qui se dévoilent dans la résonance du piano grâce à la pédale sostenuto.

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6 - Rencontre avec une avalanche

Cette pièce déploie une sorte d’ostinato fait de notes répétées surplombant des accords de plus en plus lourds et menaçants mais qui peu à peu s’allègent jusqu’à disparaître.

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7 - Une grande envie de rire

L’arpège est un geste particulièrement pianistique. La pièce est entièrement constituée de cette figure : arpèges brefs, séparés de silences qui s'espacent selon un rythme irrégulier en se resserrant ou se détendant, pour produire une succession de saccades désordonnées, tantôt en suspens, tantôt étouffées, qui s’enfoncent de plus en plus dans le grave du piano.

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8 - Fréquentation des palaces

Cette pièce est écrite dans un style dix-huitième, en prenant comme modèle l’humour de Beethoven dans son second quatuor, surnommé le Quatuor des compliments, parodiant un certain style de Haydn. Ce pastiche d’une parodie fait appel à trois types d'écriture : en premier lieu des accords arpégés comme dans certaines basses continues, puis des accords violents, lourds, secs et très serrés pouvant rappeler le timbre de “ferraille“ d’un clavecin, enfin des phrases de style maniériste de plus en plus chargées d’ornementations (petites notes, gruppettos). Cependant cette écriture est perturbée par l’idée "moderniste" d’une série de 12 notes, sans cesse transposée, qui rappelle un procédé sériel.

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9 - Une goutte de café

Un accord constitué de tons entiers de 5 notes se déplace chromatiquement vers l’aigu à la main droite selon un rythme qui se resserre, et vers le grave à la main gauche dans un rythme en augmentation. En se superposant, ces procédés réguliers créent une sorte d’arythmie. L'accord se creuse peu à peu de l’intérieur, perdant ses notes jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus qu’une seule.

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10 - Boule de nuage

C'est un jeu de variation sur deux motifs inspirés de Nuages de Debussy, motifs qui s’entrecroisent, se répètent, tournoient puis s’évanouissent.

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11 - Ronds de fumée

Cette page est de facture très libre, sans tempo imposé, sans indication de mesure. Le début est une série d’accords précédés d'un nombre variable de petites notes. Par la suite les accords disparaissent pour laisser place aux petites notes qui s’égrainent. Sur la fin les accords reviennent, légers et de façon régulière se mêlant à nouveau, mais d’une manière plus lyrique, aux petites notes. L’ensemble de ces procédés a pour effet un mouvement de tournoiement léger qui se déforme puis se reforme pour disparaître peu à peu.

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12 - L'événement

Il s’agit ici d’un faux événement à l’instar de celui, très ironique, décrit dans le livre de Jean Paulhan. Reprenant le thème d’Un change très favorable, la douzième pièce débute en rejouant en sens inverse les notes fluides de la 4ème, mais en se référant à l’esprit du presto de la Sonate n° 2 de Chopin avec son tourbillon caractéristique. Et c’est d’une manière plutôt facétieuse que se clot L’événement avec l’exacte citation des dernières mesures de l’œuvre de Chopin.

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« Le Marché de Thouars »


Commande de François Hudry pour le 7ème Festival Jeunes Talents
Créé par le pianiste Ulysse Arzoni le 5 août 2011 en la Collégiale Sainte Croix à Loudun
Un mouvement, 6'55
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M’inspirant de la démarche de Modeste Moussorgski qui écrivit en 1874 dans Les Tableaux d'une exposition une pièce intitulée Le Marché de Limoges, j’ai eu l’idée, pour cette pièce commandée par François Hudry pour son petit fils de 13 ans, Ulysse Arzoni, d’écrire une composition inspirée par Le Marché de Thouars, mon commanditaire étant un grand habitué de ce fameux marché. Le marché de Thouars est le modèle idéal d’un marché par sa forme et sa disposition : une grande place toute en longueur où se déploient les étals et qui aboutit à un point de focalisation, le marché couvert. J’ai voulu transcrire cette forme à travers l’évolution des mains du pianiste qui vont et viennent sur le clavier en mouvements ascendants et descendants de l’extrême grave à l’extrême aigu, à des allures différentes, comme pourrait le faire un promeneur dans ce marché. Par ailleurs il a été intéressant pour moi de me fixer des contraintes en fonction de ce que je savais de mon jeune interprète : la dimension de sa main, son niveau technique, ainsi que ses goûts musicaux. J’ai également recherché des gestes pianistiques qui pouvaient lui faire découvrir des aspects du piano encore peu connus de lui.

La première partie est une marche qui commence de façon décontractée dans la région très grave du piano, puis s’intensifie peu à peu, accélère et grimpe vers l’aigu. Elle sera interrompue une première fois par une courte citation d’un petit air d’accordéon, Le bal de la marine. La marche reprend son cheminement de façon irrégulière, changeant de direction, de rythme, d’allure, interrompue à nouveau par deux mesures de la Sonate Pastorale de Beethoven. Les brèves citations musicales surviennent comme des réminiscences. La marche revient de façon joyeuse pour se dissiper peu à peu. Alors, arrive très doucement comme du fin fond de la mémoire, deux mesures de la Ballade op 10 de Brahms, coupée par le retour de la marche qui s’intensifie et intègre un passage de la ballade beaucoup plus violent. C’est le climax de la pièce. Les mains du pianiste trépignent dans une sorte de joie débordante. La première partie se termine par des accords répétés qui se fondent dans le pianissimo.

Le deuxième partie est d’une tout autre expression. Un mouvement extatique : c’est une douce ballade plutôt lyrique. Pour terminer la pièce, la coda reprend la marche, rapide, drôle, heureuse puis se transforme avec des notes très rapides qui grimpent dans le suraigu pour disparaître dans le lointain comme quelqu’un dont on entendrait les pas s’éloigner au loin.

Isabelle Fraisse


Musique de Chambre

« Les Étoiles de Rimbaud »


I - Mes étoiles au ciel avaient un doux froufrou… pour 2 violons, Maryvonne Le Dizès, Christophe Poiget, 2’54
II - J’ai tendu des chaînes d’or d’étoiles à étoiles… pour violon et bande, Maryvonne Le Dizès, 3’05
III - L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles… pour violon et violoncelle, Maryvonne Le Dizès, Jean Ferry, 4’42
Pièces pédagogiques, commande du CNR de Boulogne-Billancourt 2001 CD + partitions : Editions Henry Lemoine "Le violon contemporain" par Maryvonne Le Dizès


Arthur RIMBAUD (1854-1891)  

Ma bohème (Recueil : Poésies)
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !


Phrases (Les Illuminations)
J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.


L'étoile a pleuré rose ... (Recueil : Poésies)
L'étoile a pleuré rose au coeur de tes oreilles,
L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins ;
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
Et l'Homme saigné noir à ton flanc souverain.

« Quatuor avec Basson » In memoriam Z.


Pour basson, violon, alto et violoncelle.
Commande de l'État pour l'Ensemble Fa.
Créé par l'Ensemble Fa avec le bassoniste Philippe Piat le 25 janvier 2000 au Théâtre de Corbeil-Essonnes
Un mouvement, environ 16'


Quatuor avec basson était un titre provisoire, mais il s'est peu à peu imposé comme particulièrement chargé de sens : qu'en est-il de ce basson mêlé à un trio à cordes pour en faire un quatuor ? Qui est cet original plongé dans un monde de cordes ? C'était ma problématique de départ. Si j'ai tenu au terme "quatuor", c'est qu'il ne s'agit pas d'une pièce pour soliste et trio à cordes, et si j'ai choisi le basson plutôt que tout autre instrument, c'est pour ses qualités propres. Le basson est assez insaisissable : paradoxalement il peut être d'une grande violence et avoir une fragilité au bord de la cassure. Tantôt son timbre caractéristique lui donne une forte présence, tantôt il ne fait que colorer légèrement une sonorité générale. C'est un instrument multiple, polymorphe, il apparaît tantôt tel qu'on le connaît bien, tantôt se fait prendre pour un autre et même peut tendre vers un certain anonymat. Cette spécificité du basson génère dans la pièce trois types de rapports instrumentaux : 1) le basson se dévoile et surgit face aux cordes;  2) le basson se modifie par la présence à ses côtés d'instruments à cordes;  3) le basson se coule à travers le monde des cordes. L'idée musicale de la pièce est qu'au fur et à mesure, ces rapports développent une sonorité singulière qui ferait même, par moments, disparaître les particularismes des instruments.

Une fois établis, j'ai intégré ces rapports instrumentaux dans des gestes qui se combinent, s'entremêlent, alternent ou très clairement se succèdent : gestes de démarrage (suspension, concentration), gestes d'envol (figure d'ascension, cris, fusée, climax), gestes de quiétude ou d'accalmie (bruissement, nuage de points, souffle), gestes de dispersion ou d'extinction (relâchement, déclin cadentiel, trou de silence), gestes de rupture (cassure, effondrement, décrochement), enfin gestes de déploiement (fluide, volubile, jubilatoire). 

Pour construire un ensemble consistant et composer le "dispersé" (comme le dit Schoenberg), le quatuor est traversé par une figure dynamique, celle d'une vague, figure d'ascension et d'effondrement ou de repli, de croissance et de décroissance, de flux et de reflux.  Au début la pièce longe le silence plutôt qu'elle ne l'abolit, et à la fin elle le côtoie à nouveau. 

Le quatuor est également charpenté par une structure harmonique issue d'un accord et de ses transformations. Les notes de l'accord originel sont les notes pivot de la pièce avec pour centre le mib3 du début. Cet accord engendre également les intervalles privilégiés comme la seconde majeure, la tierce mineure et la quarte.

J'ai ajouté le sous-titre "in memoriam Z." alors que je finissais cette pièce, quelqu'un de ma famille qui m'était cher, disparaissait. J'ai seulement mis l'initiale de son surnom puisqu'il s'agissait d'un événement privé. Curieusement cette pièce avec ses moments sereins, de joie mais aussi de drame correspondait à la mémoire que je garde de cette personne.

Cette pièce est dédiée au bassoniste qui a créé l'œuvre, Philippe Piat, en remerciement de son travail et de ses recherches, car la relation instrumentiste-instrument est très particulière avec le basson : peu d'instruments sont autant liés à la volonté personnelle de celui qui joue.

Isabelle Fraissse


« Double Duo »


Pour hautbois, cor, harpe et violoncelle
Stéphane Part, hautbois, Paul Minck, cor, Isabelle Perrin, harpe , Daniel Raclot, violoncelle, direction : Dominique My
Commande de Radio-France pour les Solistes de l'Orchestre Philharmonique
Créé le 6 juin 1996 Salle Olivier Messiaen, Maison de Radio-France
2 mouvements, 13'
Écouter extrait 1


Écouter extrait 2


Écouter extrait 3



Double Duo fait partie d'un cycle de trois pièces (Marben, Dédale, Double Duo) réunies autour de la notion de duo instrumental. Dans ces trois œuvres, l'idée a été d'examiner les caractéristiques des différents instruments, celles qui leur sont propres, celles qui leur sont communes, pour ensuite agir sur ces éléments par l'écriture musicale.

L'enjeu de cette pièce réside dans l'opposition d'instruments regroupés deux par deux: hautbois-cor ("à vent") / harpe-violoncelle ("à cordes"). A cette première configuration succède un mélange de timbres hétérogènes rendus plus conflictuels par le changement de rapport entre les instruments: hautbois-harpe / cor-violoncelle. 

Le lieu d'intersection des deux configurations, là où le premier système de duo va se défaire, est un point stratégique où chaque instrument retrouve son individualité.

Cette trajectoire de l'œuvre est traitée non seulement dans une visée globale du point de vue de la forme, mais aussi sur le plan local d'une manière plutôt complexe à travers l'écriture. Par exemple, dans le premier double duo, chaque instrument montre par anticipation des signes singuliers de son devenir. Ces éléments "flottants" (un rythme, un intervalle ou un ensemble déjà constitué liés au futur partenaire) sont superposés au contexte. Plus tard, dans la deuxième partie, les instruments gardent des traces de leur ancienne condition. Ces procédés d'anticipation ou de mémoire permettent alors des réseaux de relations plus riches et la multiplicité des niveaux sonores.

Cette pièce est dédiée à mon ami Philippe Fénelon.

Isabelle Fraisse


« Marben »


Pour violon et trombone
Créé le 19 mars 1995, par les membres de l'Ensemble Intercontemporain : Maryvonne Le Dizès, violon, Benny Sluchin, trombone, au Musée d'Art Moderne, Paris
Un mouvement, 10'



Dans Marben, le contraste entre le violon et le trombone est violent : d'un côté le son d'un archet frottant des cordes avec un registre très large vers l'aigu, la possibilité de jouer plusieurs sons en même temps, une articulation riche et rapide, un grand nombre de modes de jeux, de l'autre un son produit par le souffle, donc limité en durée, un registre large vers le grave, un timbre éclatant, l'émission d'un seul son à la fois, une articulation assez lente, et plus facilement détachée que legato, une amplitude de dynamique importante. Qu'ont-ils en commun ? un registre étroit d'une octave et demie, la possibilité de micro-intervalles (1/4 tons) et certains modes de jeux : glissandi, trémolos, trilles.

L'enjeu dans Marben a donc été de créer, par le biais de l'écriture, un monde sonore singulier à l'intérieur duquel s'articule une multiplicité de relations qui modulent, déplacent, transforment ou renforcent les points de différence ou de ressemblance entre les deux instruments. Pour cela j'ai superposé deux logiques contraires : l'une s'efforçant d'établir des appartenances à un même ensemble, l'autre procédant à la dispersion des liens. Voici trois courts exemples :
- Dès les premières mesures, les deux instruments amplifient leur signe d'appartenance au registre commun. Le trombone répète la note la plus grave du violon, le sol, comme s'il lui imposait cette limite, et le violon émet assez frénétiquement le fa #, presque deux octaves plus haut, pour marquer cette frontière infranchissable par le trombone. Cependant des pulsations obéissant à des tempi différents créent un décalage entre les deux instruments. Ils prennent la même direction mais chacun à leur manière : agitée pour le violon qui ajoute de petits mélismes et calme pour le trombone qui tourne autour du sol avec de légères variations de 1/4 de ton.
- Quand les instruments s'échappent de leur registre commun pour aller, le violon vers l'aigu et le trombone vers le grave (chacun dans son monde), ils le font au même moment, enchaînant leurs motifs et niant toute distinction de timbre, comme s'il s'agissait de la voix d'un seul instrument qui balaierait un registre très large.
- Dans une séquence où les deux instruments sont extrêmement différenciés : le violon en sons harmoniques (registre suraigu) avec de longs accords tenus et le trombone répétant des notes de courte durée, rythmées "comme une percussion", c'est la même suite rythmique qui régit les courtes durées du trombone et les périodes plus longues du violon.

Le système harmonique tient compte de ces deux logiques : des notes pivots et des intervalles particuliers sont attachés à chaque instrument (la sixte pour le violon et la 7ème majeure pour le trombone). Mais ils partagent le même domaine de hauteurs floues : 1/4 tons et glissandi.

C'est peut-être en regardant du côté du jazz (je pense à Thelonious Monk) que j'ai cherché à interrompre les figures, à les laisser en suspens, sorte de bond inachevé. Mais c'est selon un mode polyphonique que les voix se croisent, s'accumulent et se fragmentent, une polyphonie "horizontale" qui est le résultat d'un écrasement de plusieurs voix sur une seule. Cette voix à son tour se projette sur d'autres, et par un jeu de superposition de tempi, donne des enchevêtrements de motifs.

La construction de la pièce est faite d'assemblages ou d'emboîtements de petits mouvements fragmentés comme s'ils s'étaient détachés d'un bloc plus important. Les modulations métriques, pulsations communes d'un mouvement à l'autre, apportent la fluidité et donnent de la souplesse à l'articulation des différents mouvements.

Faisant cela, je ne visais pas à l'efficacité d'un développement classique, mais à produire un sentiment d'errance où chaque mouvement serait un "autrement dit", où l'on reviendrait sur les mêmes éléments pour les souligner, les retoucher, les recouvrir par d'autres, à la manière d'une œuvre de Giacometti, sans achèvement. La forme de la pièce serait donc une superposition de mouvements circulaires. Une forme inaboutie. Le dernier accord du violon est un coup de force pour bloquer un processus qui pourrait continuer.

Maryvonne Le Dizès a eu l'idée de ce duo inhabituel, manquant au répertoire du violon. Cette pièce écrite pour elle et Benny Sluchin, leur est dédiée, et porte leurs noms : "Mar" (Maryvonne), "Ben" (Benny).

Isabelle Fraisse


« Schiste »


Pour 8 cordes [divisées en 2 groupes. Groupe 1 : violon 1, violon 2, alto, violoncelle. Groupe 2 : violon 3, alto 2, violoncelle 2, contrebasse]
Créé le 4 juillet 1991 par l'Ensemble Forum direction Mark Foster, au Musée d'Art Moderne de Saint Etienne
2 mouvements, 10'20

Écouter extrait 1


Écouter extrait 2


J'ai fait le choix de séparer en deux groupes dissymétriques cet espace homogène de 8 cordes : deux violons dans le groupe 1 et une contrebasse dans le groupe 2, de telle manière que le groupe 1 délimite l'extrême aigu et le groupe 2 l'extrême grave. Ce dispositif me permettait d'établir de forts contrastes entre les deux groupes. C'est ce qui apparaît dès le début de la pièce, d'un côté une texture fourmillante de trémolos, glissandos, harmoniques qui se déploie en continue pour le groupe 1 et de l'autre des blocs homorythmiques qui s'enfoncent vers le grave, séparés les uns des autres par des silences pour le groupe 2. Ces deux textures vont évoluer en se déformant, en échangeant des éléments de l'une vers l'autre : les blocs passant dans le groupe 1 et une texture continue dans le groupe 2. Les textures vont continuer ainsi à se chevaucher, se déformer pour finir par fusionner dans un tutti homorythmique. Ce tutti se défait peu à peu pour laisser place à un solo de violoncelle qui termine ainsi la première partie de la pièce. La deuxième partie reprend et développe certaines idées et certains motifs seulement suggérés dans la première partie. La superposition des éléments tantôt éclaircit la perception avec par exemple des blocs d'accords tenus ou la brouille par des décalages rythmiques. Vers la fin de la pièce j'ai vraiment donné au violoncelle un rôle de solo qui n'était qu'amorcé dans la première partie. Ce solo va traverser les différentes textures en passant d'un violoncelle à l'autre pour terminer la pièce tout seul au violoncelle 2, dans un tempo libre comme un chant final.

Isabelle Fraisse

« Micelli »


Pour 3 violoncelles, 1994, 10’ environ

« Le bruit du temps » symphonie de chambre pour 13 instruments (fl, hb, cl, bn, cor, trp, trb, perc, pn, vln, vla, vc, cb).


d'après le poème d'Ossip Mandelstam
1990, 3 mouvements :
I - Que s'écoule la buée de l'instant
II - Le temps est retourné par le soc
III - Sur les vitres de l'éternité
13' environ

« Dédale »


pour 2 clarinettes en si b et mi b
1992, 8'

Musique Vocale

“Un rêve de F.H.” pour trois voix d’hommes a capella


Commande de Radio-France (2016) pour Alla breve et dédié à François Hudry
Créé à Radio-France le 19 octobre 2016 par Paul-Antoine Bénos contre-ténor, Kaelig Boché ténor et Guilhem Worms baryton-basse, chef de chant : Sébastien Joly
Cycle de 5 pièces [2’13] [2’23] [2’30] [2’09] [2’17]
Sur des poèmes de François Montmaneix

Un rêve de François Hudry

François Hudry a été longtemps producteur à France-Musique et c’est un ami proche. Un jour, il m’a raconté un rêve : il se trouvait sur un bateau sur la mer et, dans ce bateau, il assistait à un concert où l’on jouait une de mes œuvres. Il s’agissait d’un trio de voix d’hommes a capella et cette musique l’enchantait.

Il ne m’en a pas dit plus mais j’ai été complètement séduite par l’idée que je pouvais écrire pour cette formation à laquelle je n’avais jamais pensé. Ainsi ce rêve devenait réalité. 

Avant de choisir les poésies, j’en ai choisi le thème : je voulais travailler à partir de poèmes qui parlent de l’enfance car, depuis quelque temps, c’est un sujet qui m’habite. De plus en plus souvent, je regarde les enfants autour de moi ; je les vois comme des promesses d’un avenir meilleur et comme un antidote aux horreurs du monde actuel.

Il a ensuite fallu que je cherche quelle poésie pouvait s’accorder avec ma vision de l’enfance. Je voulais travailler sur des poèmes en langue française d’un poète d’aujourd’hui. J’ai eu la chance de rencontrer François Montmaneix qui est l’auteur d’une importante œuvre poétique. Parmi ses centaines de poèmes, j’ai trouvé cinq petits chefs-d’œuvre dans lesquels l’enfance était évoquée. J’aime infiniment cette poésie ancrée dans le réel, une poésie qui habite le monde et qui intensifie le présent. Le poète est là comme un observateur attentif à ce qui se déroule sous ses yeux, dans une posture de guetteur.

Comme c’était la première fois que j’écrivais pour la voix, j’ai cherché de quelle manière aborder le mélange du texte et de la musique. Je me suis aussitôt orientée vers la polyphonie avec l’idée qu’aujourd’hui, il était possible d’enchevêtrer texte et musique de telle manière que la musique de la langue se mêle à la musique de la voix dans un équilibre où chacune trouve sa place. Je désirais en quelque sorte donner de la chair musicale au mot et qu’à son tour la musique « ressente » le sens du mot et l’éclaire autrement. J’ai cherché, dans les œuvres  existantes, celles qui pouvaient m’inspirer et je me suis tournée vers les chansons polyphoniques du début du 16 ème siècle : Clément Janequin en particulier qui mêle des bruits aux paroles ou s’amuse avec des onomatopées, ce que j’ai fait à ma façon avec mes oreilles du 20 ème siècle.

A la fin de la dernière pièce, j’ai retrouvé le sens de mon titre avec une citation de "L'horizon chimérique" de Fauré "La mer est infinie et mes rêves sont fous" que j'ai mêlée à une des mélodies de l'opus 7 "Après un rêve".


Fraîcheur


Passage


Manège


Orage ô mon espoir !


Intenses encore plus


1 - Fraîcheur (Oeuvres poétiques tome II p. 437)

De cette rue la première
à émerger du sommeil
bondit une clarté qui se hâte
d’ajuster le ciel aux fenêtres 

Un air frais revient de sa fièvre
sur les derniers accords d’un chant
de marins à la fin de la mer
quand bat le pouls de ceux qui aiment
sur un banc sur un quai sous un balcon
avant même que l'arroseur
ait remis le soleil au travail
sur les trottoirs étonnés d'être en vie
dans le déferlement d'un flot d'enfants
qui apportent des ruisseaux à l'école
en s'éclaboussant d'infini
luisants légers de flaques d'avenir.
.........................................................

2 - Passage (Saisons profondes p. 9)

Pour quels envols tournent dans le soir
d'un soleil accroché aux branches
ces clameurs de vélos en vacances
mêlant au vent parmi le crépuscule
l'écho des rires essoufflés
d'enfants qui ont longtemps
joué à se poursuivre ?

A l'écouter joyeusement décroître
que pèse alors la mélancolie
d'un portail entrouvert sur la route
au passage d'une ombre
qui serait entrée au jardin
cueillir du silence
et s'en éloignerait sur la pointe des pieds ?

3 - Manège (Saisons profondes p. 22)

Chantez enfants et rechantez encore !
C'est dans l'arbre intérieur
que les oiseaux vous montreront la nuit.

Voyez ces pierres on dirait des insectes
lancez-les en avant de vos rires !

Si vous ne lisez pas l'avenir 
dans le cristal brisé
du ruisseau qui tournait sur lui-même
laissez le creux de la nuit vous baigner
un songe y fait parfois des rêves
aux envolées de manège
.........................................................

4 - Orage Ô mon espoir ! (Saisons profondes p. 24)

Qui es-tu toi qui crois être là
sans savoir que tu es toujours ailleurs ?
Comment peux-tu être en moi ce quelqu'un
venu donner de la chair et du sang
à celui qui ne voulait pas naître ?

Hé ! Toi l'enfance ! Ô l'enfance !
Dis ! Qu'as-tu fait des années de ton âge
où tu laissais au temps le soin
d'imaginer la suite du chemin ?
...................................................................

5 - Intenses encore plus (oeuvres poétiques tome II p. 38)

Intenses encore plus
que les jets de vapeur
des machines les mieux comblées
années de force années de farce
années d'enfance ah vous vous regroupiez
le long des murs des rues des routes
et vous étiez ravies de nous crier
sans cesse "plus vite ! plus vite ! "
alors fermant les yeux nous nous tournions
du côté de la mer infinie 
que nous imaginions terrestre
chaque vague poussant
le monde vers lui-même
........................................................................