Biographie
Depuis mon enfance, la musique n’a jamais cessé de bouillonner en moi malgré des périodes difficiles où elle n’a pas pu réellement s’exprimer, car les circonstances entourant ma jeunesse ne m’ont pas permis de suivre un cursus musical approfondi. Cependant, dans cette enfance, deux états d’âme ont profondément contribué à déterminer mon avenir de compositrice.
Le premier est l’enchantement que me procurait la musique religieuse, notamment celle de Bach, jouée à l’orgue par Gaston Litaize à la messe du dimanche de ma paroisse. Alors que ni les mots ni les rituels ne faisaient résonner en moi un quelconque sentiment de religiosité, la musique avait le pouvoir de me transporter dans un monde de spiritualité. Avec Bach, j’ai eu accès au sentiment de l’extrême gravité de la condition humaine aussi bien qu’à celui de la joie du dépassement. Plus tard, j’ai rencontré exactement la même chose chez Beethoven qui est devenu, avec ses derniers quatuors à cordes, le musicien le plus important pour moi.
Le second est la très grande angoisse que j’éprouvais à ne pas comprendre comment pouvait s’écrire la musique, comment on pouvait composer des œuvres aussi bouleversantes que celles que j’entendais. Cela a été le plus grand mystère de ma jeunesse, lié à un sentiment d’impuissance, car je ne trouvais personne dans mon entourage capable de s’intéresser ni de répondre à ce questionnement.
Au début de ma vie d’adulte, comme je devais gagner ma vie, je pensais que mon désir d’accéder véritablement – c’est-à-dire en tant que créatrice – à ce domaine mystérieux de la musique ne se réaliserait jamais. Je continuais cependant à jouer en amateur du piano et du hautbois mais dans une sorte d’errance entre différents types de musique (classique, contemporaine, jazz, extra-européenne). C’est alors que j’ai rencontré Michel Philippot par l’intermédiaire d’un ami qui apprenait l’écriture avec lui. Cela a déclenché chez moi une irrésistible envie d’entrer enfin dans ce monde, c’était comme un volcan endormi qui se réveillait. L’enseignement de l’harmonie et du contrepoint que je reçus ainsi venait tout droit de celui de Schönberg et, loin d’un travail scolaire, cet apprentissage me permettait déjà d’entrer dans le monde de la composition. Après avoir suivi cet enseignement, j’ai abordé véritablement la composition par le biais de l’analyse de toutes sortes d’œuvres, aussi bien classiques que contemporaines, avec un travail personnel et solitaire – malgré des séminaires de composition comme ceux du « Centre Acanthe », ou de « Darmstadt » etc. –, sans « Maître » vivant : mes vrais maîtres étaient les œuvres. Seule, j’ai peut-être progressé moins vite, mais j’ai préservé sans doute une singularité, faisant mienne sans le savoir à cette époque, cette belle maxime de Jean Barraqué : « les œuvres nous créent créateurs ». Ce lien entre les œuvres existantes et celles que j’écris a toujours été essentiel pour moi : j’en tire des arguments pour structurer mon matériau de base, j’intègre parfois des citations que je réélabore et j’y puise aussi des références symboliques. Ce sont comme ces « bribes volées de-ci de-là » dont parle Beethoven à propos de son 14e Quatuor ; elles sont pour moi de puissantes sources d’inspiration.
Composer est pour moi la chose la plus sérieuse de la vie. J’y consacre beaucoup de temps car je travaille plutôt lentement, en me donnant de nombreuses contraintes. Il me semble en effet que la lenteur me permet d’entrer plus profondément dans ce monde particulier qu’est la musique, la lenteur me permet de ciseler et de soigner particulièrement mes partitions.
Une autre très grande rencontre pour moi a été celle du Quatuor Ysaÿe, musiciens exceptionnels capables de sentir et d’interpréter les moindres subtilités d’une partition. Leur grande intimité avec les quatuors de Beethoven, et notamment avec les derniers, leur procure, tant pour la sonorité que pour l’intelligence du texte, une plus grande aptitude à jouer mes œuvres que des musiciens rompus à la musique contemporaine. Je m’estime donc très privilégiée d’avoir travaillé avec eux.
À l’image de mon 3e Quatuor, ma musique oscille souvent entre gravité et joie, retrouvant ainsi ce qui dans mon enfance me transportait. La gravité prenant sa source dans la musique religieuse d’un Bach ou dans les mouvements lents empreints de spiritualité de Beethoven et la joie chez ces mêmes compositeurs dans les moments intenses où se libère leur force de vie.
Ne faisant pas véritablement partie du sérail de la musique contemporaine pour ne pas avoir suivi le cursus « normal », j’ai décidé de « compter sur mes propres forces » et d’éditer moi-même mes partitions.
Isabelle Fraisse
Photos
À propos d'Isabelle Fraisse
Bernard Fournier Histoire du quatuor à cordes Tome III Editions Fayard pages 1148 à 1157
Tout comme ses sept confrères étudiés jusqu’ici, Isabelle Fraisse est une indépendante, mais, à l’inverse d’eux, elle est encore une quasi inconnue. Autodidacte, comme Lenot, elle n’a bénéficié, contrairement à lui, d’aucun soutien dans le microcosme de la musique contemporaine française et n’a pas connu davantage de reconnaissance médiatique. Il nous semble d’autant plus nécessaire de réparer ce qui ressemble à une injustice que les quatre quatuors tardivement écrits (2004-2008) par la compositrice comptent à nos yeux parmi les productions importantes du genre en France en ce début de XXIe siècle aussi bien par l’intégrité de la démarche et la qualité de l’intentionnalité – telle que la suggèrent les partitions – que par l’adéquation du style avec l’idiome du quatuor. Ajoutons que ces quatre œuvres sont écrites dans un langage certes profondément marqué par des conceptions avant-gardistes telles qu’elles ont pu s’exprimer à Darmstadt où Isabelle Fraisse a suivi certains séminaires d’été, mais sans qu’elles la conduisent jamais à renoncer à la poursuite d’un sens, à l’expression d’une émotion. Il faut dire que les goûts de la compositrice la rapprochent des musiciens du « message » Bach ou Beethoven, chez qui elle trouve à la fois le sens de la gravité en même temps qu’une tension vers la joie. Quant à sa culture qui privilégie la philosophie et la poésie, elle l’engage à une quête de spiritualité, exempte de toute religiosité, et l’invite à libérer sans frein son imaginaire, sur les traces de Rimbaud ou de Pessoa, ses maîtres à rêver.
Contrairement aux musiciens prolifiques qui écrivent rapidement et avec facilité, Isabelle Fraisse écrit lentement et difficilement, la difficulté ayant pour elle valeur d’ascèse. Le choix de chaque note, chaque silence, chaque mode de jeu, chaque nuance, etc. est mûrement réfléchi. De ce travail en profondeur et au long cours, il résulte des œuvres d’une extrême concentration où chaque geste est porté par une nécessité essentielle. Devant un tel investissement, il est à craindre de ne pouvoir accéder à la problématique qui régit chaque quatuor. Mais doit-on pénétrer dans le laboratoire du compositeur et est-il fécond de le faire ? Comme toujours, nous nous placerons dans la perspective d’une écoute attentive et investigatrice en tentant de dégager le sens à partir des signes et des repères que fournit le discours musical.
Avant de le faire pour chacun des quatre quatuors de la compositrice, il est nécessaire de dire que si, en dépit de leur encore trop grande confidentialité, nous avons pu prendre connaissance de ces œuvres, c’est que la compositrice a eu la chance – il faut bien qu’elle intervienne à un moment ou un autre du parcours d’un artiste – que ses partitions intéressent le Quatuor Ysaÿe qui les a toutes créées.
Quatuor | n° 1 | n° 2 | n° 3 | n° 4 |
Titre | Ainsi jaillit le creux du ciel | Dans le silence ému de mon âme | Da dämmert eine stille Freude mir. | An das Streichquartett |
date de composition | 2004 | 2006 | 2008 | 2009 |
création | Radio-France Alla breve | Mont-Saint Aignan 7 novembre 2006 | Festival de Quatuor en pays de Fayence octobre 2008 | Salle Cortot mars 2010 |
nbre de mvts | 5 | 1 | 1 | 7 |
source d’inspiration | Baudelaire, Fusées, VI Beethoven, Opus 131, Opus 95 Berg Suite lyrique | Pessoa, Ode maritime Nono, Quatuor | Beethoven, Opus 132 Missa solemnis | Beethoven, Opus 131 Berg Opus 3 Nono, Quatuor Schubert, 15e Quatuor Haydn, Opus 76 n° 4 Mozart, K. 421 Bartók, 4e Quatuor |
durée | ~ 12 mn | ~ 21 mn | ~ 21 mn | ~ 17 mn |